jeudi 12 octobre 2017

La liberté pour quoi faire ?
Georges Bernanos : des démocraties


Ceux qui pensent que les chrétiens réussiront tôt ou tard à s'adapter au monde moderne ne tiennent pas compte d'un fait accablant pour l'esprit : le monde moderne est essentiellement un monde sans liberté. Il n'y a pas de place pour la liberté dans la gigantesque usine mécanique qui devrait être réglée comme une horloge. Pour s'en convaincre, il suffit de tenir compte de l'expérience de la guerre.

La liberté est un luxe que ne saurait se permettre une collectivité lorsqu'elle se propose d'engager toutes ses ressources en vue d'un rendement maximum. Une collectivité libre, dans le monde moderne, est en état d'infériorité vis-à-vis d'une autre, et cette infériorité est d'autant plus grave que la collectivité est plus libre. Supposez qu'au lieu de produire des machines en nombre stupéfiant, le monde moderne s'attache aux œuvres désintéressées de l'art, aménage des villes harmonieuses, construise des palais et des cathédrales, il serait, tout au contraire, indispensable pour lui de former un type d'hommes libres... Le monde moderne ne reconnaît d'autre règle que l'efficience.

C'est pourquoi les démocraties elles-mêmes ont pris leur matériel humain dans le réseau d'une fiscalité impitoyable. Au nom de cette fiscalité, nous les voyons renforcer chaque jour hypocritement le pouvoir de l'Etat. Les dictateurs se faisaient offrir la liberté des citoyens, ou au besoin ils la prenaient de force. L'attitude des démocraties ferait plutôt penser à celle de l'usurier juif qui, dans l'ancienne Russie, étant aussi cabaretier, faisait signer au moujik, à chaque soûlerie, une petite reconnaissance de dette, avec des intérêts. Un beau jour, le moujik apprenait que sa terre, ses bestiaux, sa maison, et même le touloup en peau de mouton qu'il avait sur le dos appartenaient à son bienfaiteur. L'équivalent de la soûlerie, pour le citoyen des démocraties, c'est la guerre. A chaque guerre pour la liberté, on nous prend 25 % des libertés qui subsistent. Quand les démocraties auront fait décidément triompher la liberté dans le monde, je me demande ce qu'il en restera pour nous...

La civilisation des machines ne saurait se concevoir sans un matériel humain toujours disponible. Le problème de la justice sociale est intimement lié à celui de la constitution d'un matériel humain ; c'est pourquoi les démocraties, comme les dictateurs, s'y intéressent tant. Un matériel humain doit être convenablement entretenu ainsi que n'importe quel matériel, mais la liberté, loin de favoriser son rendement, ne ferait que le diminuer en quantité comme en qualité.

La liberté pour quoi faire ? A quoi peut-elle servir dans le monde des machines ? Bien plus, elle ne peut qu’y devenir de plus en plus dangereuse. A mesure que les machines se multiplient et accroissent démesurément leur puissance, le moindre sabotage peut avoir des conséquences incalculables. Le jour où un nouveau miracle de la technique aura permis à n'importe quel physicien de fabriquer dans son laboratoire quelques matières faciles à désintégrer, mettant ainsi la destruction d'une ville entière à la merci du premier venu, je pense que les effectifs de la gendarmerie comprendront les neuf dixièmes de la population, et qu'un citoyen ne pourra plus traverser la rue d'un trottoir à l'autre sans ôter deux fois sa culotte devant un policier désireux de s'assurer qu'il ne détient aucun milligramme de la précieuse matière.

Oh ! Je le sais, cela prête maintenant à rire. Ce monde étrange paraît loin de nous. Vous vous dites que vous aurez le temps de le voir venir. Il est venu. Il est en vous. Il se forme en vous. Comme vous êtes déjà différents de ceux qui vous précèdent au cours des âges ! Comme la liberté vous paraît déjà moins précieuse ! Comme vous supportez aisément, comme vous subissez bien ! Mais hélas, vos fils seront capables de supporter plus, de subir plus. Car vous avez déjà perdu votre liberté la plus précieuse, ou du moins vous ne conservez d'elle qu'une part chaque jour plus restreinte. Votre pensée n'est plus libre. Jour et nuit, presque à votre insu, la propagande, sous toutes ses formes, la traite comme un modeleur le bloc de cire qu'il pétrit entre ses doigts.

La déchristianisation de l'Europe s'est faite peu à peu. L'Europe s'est déchristianisée comme un organisme se dévitaminise. Un homme qui se dévitaminise peut garder longtemps les apparences d'une santé normale. Puis il manifeste tout à coup les symptômes les plus graves, les plus impressionnants. À ce moment-là, il ne suffit pas de lui donner ce qui lui manque pour le guérir du même coup.

(... )

Si l'on me demande quel est le symptôme le plus général de cette anémie spirituelle, je répondrai certainement : l'indifférence à la vérité et au mensonge. Aujourd'hui, la propagande prouve ce qu’elle veut, et on accepte plus ou moins passivement ce qu'elle propose. Oh ! Sans doute, cette indifférence masque plutôt une fatigue, et comme un écœurement de la faculté de jugement. Mais la faculté de jugement ne saurait s'exercer sans un certain engagement intérieur. Qui juge s'engage. L'homme moderne ne s'engage plus, parce qu'il n'a plus rien à engager. Appelé à prendre parti pour le vrai ou le faux, le mal ou le bien, l'homme chrétien engageait du même coup son âme, c'est à dire en risquait le salut. La croyance métaphysique était en lui une source inépuisable d'énergie. L'homme moderne est toujours capable de juger, puisqu'il est toujours capable de raisonner. Mais sa faculté de juger ne fonctionne pas plus qu'un moteur non alimenté. Aucune pièce du moteur ne manque. Mais il n'y a pas d'essence dans le réservoir.

A beaucoup de gens, cette indifférence à la vérité et au mensonge paraît plus comique que tragique. Moi, je la trouve tragique. Elle implique une affreuse disponibilité non pas seulement de l’esprit, mais de la personne tout entière, et même de la personne physique. Qui s'ouvre indifféremment au vrai comme au faux est mûr pour n'importe quelle tyrannie.

Georges Bernanos

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