SOURCE : PRO LITURGIA
Un texte écrit par Joseph Ratzinger en 1970 :
« Notre situation ecclésiale actuelle est comparable avant tout à la période du modernisme, à la fin du 19e siècle et au début du 20e et en second lieu à la fin du “Rococo”, ouverture définitive de l’époque moderne avec les Lumières et la Révolution française. La crise du modernisme ne se réalisa pas complètement simplement parce qu’elle fut interrompue par les mesures prises par Pie X et par le changement de situation spirituelle après la première guerre mondiale ; la crise actuelle n’est que la reprise, différée pendant un long moment, de ce qui avait alors commencé. Il y a aussi l’analogie avec l’histoire de l’Église et de la théologie des Lumières. Celui qui l’analyse attentivement sera surpris par le degré de similitude entre ce qui s’est passé alors et ce qui se passe aujourd’hui. (...) Nous pouvons déjà avoir ici une première analogie : le refus obstiné de l’histoire, qui n’a de valeur que comme débarras du passé, et ne peut donc être utile pour un aujourd’hui complètement nouveau ; la certitude, assurée de sa victoire, que maintenant on ne doit plus agir selon la tradition, mais seulement sur le mode rationnel ; l’utilisation généralisée de paroles comme “rationnel”, “transparent”, et autres du même genre. Tout cela se retrouve de manière surprenante alors et aujourd’hui. Mais bien avant tous ces faits, selon moi négatifs, il faudrait contempler cet étrange mélange de pétitions de principe et d’initiatives positives qui rapproche les tenants des Lumières d’alors et d’aujourd’hui, et qui déjà ne permet pas de considérer ce qui se passe aujourd’hui comme quelque chose de complètement nouveau et hors de comparaison.
Les Lumières ont eu leur mouvement liturgique, avec son intention de simplifier la liturgie, la réduisant à sa structure fondamentale et originaire ; il fallait éliminer les excès du culte des reliques et des saints, et surtout, introduire dans la liturgie la langue vernaculaire et spécialement le chant populaire et la participation communautaire.
Les Lumières ont eu leur mouvement épiscopal qui entendait souligner, en face d’une centralisation unilatérale de Rome, l’importance des Évêques.
les Lumières ont eu leurs composantes démocratiques comme, par exemple, le cas du vicaire général de Constance, Wessenberg, qui exigeait des synodes diocésains et provinciaux démocratiques. Quand on lit ses œuvres, on a l’impression de rencontrer un progressiste de notre époque : il demande l’abolition du célibat, n’admet que les formules sacramentelles en langue vernaculaire, bénit des mariages mixtes sans rien exiger pour l’éducation des enfants, etc. Que Wessenberg se préoccupe de prêcher régulièrement et d’élever le niveau d’instruction religieuse, qu’il cherche à créer un mouvement biblique et beaucoup d’autres initiatives semblables, cela seul démontre une fois de plus que chez ces personnes, il n’y avait pas qu’un rationalisme aux vues étroites. Mais malgré cela, il demeure une figure contradictoire, parce que, en fin de compte, il ne se sert de la raison qui construit que comme du sécateur, qui peut faire de bonnes choses, mais qui n’est pas le seul outil d’un jardinier.
C’est une même impression d’incohérence que procure la lecture du synode de Pistoie, un concile des Lumières, auquel ont participé 234 Évêques, qui fut célébré dans le nord de l’Italie en 1786 et qui essaya de transmettre les idées de réforme de ce temps dans la réalité ecclésiale, mais échoua – et ce n’est pas la raison la moins importante – à cause d’un mélange d’authentique réforme et de rationalisme naïf. De nouveau, le lecteur croit lire un livre postconciliaire quand il rencontre la thèse selon laquelle le ministère sacerdotal ne fut pas institué directement par le Christ, mais qu’il procède uniquement du sein de l’Église, laquelle est entièrement sacerdotale sans distinction aucune ; ou quand il entend qu’une messe sans communion n’a pas de sens, ou quand le primat du pape est décrit comme quelque chose de purement fonctionnel ou, inversement quand il met l’accent sur l’épiscopat de droit divin.
(...) Ainsi nous sommes arrivés à notre présent et à la réflexion sur l’avenir. L’avenir de l’Église ne peut venir et ne viendra aujourd’hui que de la force de ceux qui ont des racines profondes et vivent de la pure plénitude de leur foi.
L’avenir ne viendra pas de ceux qui donnent seulement des recettes. Il ne viendra pas de ceux qui ne font que s’adapter au temps présent. Il ne viendra pas de ceux qui se contentent de critiquer les autres et se considèrent eux-mêmes comme d’infaillibles donneurs de leçons. Il ne viendra pas non plus de ceux qui ne choisissent que le chemin le plus facile, de ceux qui évitent la passion et qui déclarent faux et dépassé, tyrannique et légaliste, tout ce qui est exigeant pour l’être humain, ce qui fait souffrir et l’oblige à renoncer à lui-même.
Disons-le de manière positive : l’avenir de l’Église, aujourd’hui comme toujours, sera de nouveau marqué par l’empreinte des saints. Et par conséquent, par des êtres humains qui perçoivent mieux que les phrases qui sont précisément modernes.
(...) Nous n’avons pas besoin d’une Église qui célèbre le culte de l’action dans des “prières” politiques. C’est complètement superflu et pour cette raison cela disparaîtra de soi-même. Demeurera l’Église de Jésus Christ, l’Église qui croit dans le Dieu qui s’est fait être humain et qui nous promet la vie au-delà de la mort.
De la même manière, le prêtre qui serait un fonctionnaire social peut être remplacé par des psychothérapeutes et autres spécialistes. Mais demeurera encore nécessaire le prêtre qui n’est pas un spécialiste, qui ne se tient pas en retrait lorsqu’il conseille dans l’exercice de son ministère, mais qui, au nom de Dieu, se tient à la disposition des autres et se consacre à eux dans leur tristesse, leur joie, leurs espérances et leurs angoisses.
Avançons d’un pas. Encore une fois, de la crise d’aujourd’hui surgira demain une Église qui aura beaucoup perdu. Elle sera devenue petite, elle aura à tout recommencer depuis le début. Elle ne pourra plus remplir beaucoup des édifices construits dans une conjoncture plus favorable. Elle perdra des adeptes, et avec eux beaucoup de ses privilèges dans la société. Elle se présentera d’une manière beaucoup plus intense que jusqu’à maintenant, comme la communauté du libre vouloir, à laquelle on ne peut accéder qu’à travers une décision. (...) L’Église reconnaîtra de nouveau dans la foi et la prière son vrai centre et elle expérimentera de nouveau les sacrements comme célébration et non comme un problème de structure liturgique.
Ce sera une Église intériorisée, qui n’aspirera pas à un rôle politique et ne flirtera ni avec la gauche ni avec la droite. Cela sera difficile. En effet, le processus de cristallisation et la clarification lui coûteront aussi de précieuses forces. Elle deviendra pauvre, une Église des petits. Le processus sera encore plus difficile parce qu’elle devra éliminer aussi bien l’étroitesse de vue de type sectaire que le volontariat généreux. On peut prédire que tout cela demandera du temps. Le processus sera large et laborieux, comparable à ce chemin qui a conduit des faux progressismes, à la veille de la Révolution française — quand même parmi les Évêques il était de mode de ridiculiser les dogmes et si souvent même de prétendre que l’existence de Dieu était tout sauf sûre — jusqu’au renouveau du 19e siècle. Mais après l’épreuve de ces divisions surgira, d’une Église intériorisée et simplifiée, une grande force, parce que les êtres humains seront indiciblement seuls dans un monde entièrement planifié. Ils expérimenteront, quand Dieu aura complètement disparu pour eux, leur absolue et horrible pauvreté. Et alors ils découvriront la petite communauté des croyants comme quelque chose de totalement nouveau. Le Christ sera une espérance importante pour eux, comme une réponse qu’ils ont longtemps cherchée à tâtons. Il me paraît certain, à moi, que l’Église doit s’attendre à des temps bien difficiles. Sa véritable crise a aujourd’hui à peine commencé. Il faut compter sur de fortes secousses. (...) »
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