Par : Monseigneur Michel Schooyans, haut conseiller de Jean-Paul II et de Benoît XVI
SOURCE : Life Site News
Louvain-la-Neuve, Belgique, le 11 Juillet, 2016 — On pourrait penser que la casuistique est morte et enterrée. Les controverses du 17ème siècle devraient être terminées une fois pour toutes. Il est rare que l'un de nos contemporains lise encore les Lettres Provinciales et les auteurs auxquels Pascal (1623-1662) s’est attaqué. Ces auteurs sont casuistes, autrement dit, des moralistes qui cherchent à résoudre les questions de conscience sans succomber au rigorisme.
En relisant les fameuses Lettres, nous avons été frappés par la similitude qui émerge entre un document controversé écrit au 17ème siècle et les positions défendues aujourd'hui par les théologiens et pasteurs qui aspirent à des changements radicaux dans l'enseignement et la pastorale de l'Église Catholique. Le récent Synode sur la famille (Octobre 2014-Octobre 2015) a révélé une pugnacité rénovatrice de laquelle les Lettres provinciales nous donnent une meilleure compréhension aujourd'hui. Partant, Pascal vient à être connu dans une lumière inattendue ! L'intention ici est simplement d’aiguiser l'appétit du lecteur et l’aider à découvrir un nouvel art de plaire.
Le trésor de l'Église
Le Synode sur la Famille a révélé — en supposant que cela était encore nécessaire — un profond malaise dans l'Église. Une crise de croissance sans doute, mais aussi des discussions récurrentes sur la question des personnes divorcées remariées, des modèles pour la famille, le rôle des femmes, le contrôle des naissances, la maternité de substitution, l'homosexualité, l'euthanasie. Il est vain de fermer les yeux : l'Église est contestée dans ses fondements mêmes. Ceux-ci doivent être trouvés dans l'ensemble de l'Écriture Sainte, dans l'enseignement de Jésus, dans l'effusion du Saint-Esprit, dans l'annonce de l'Évangile par les Apôtres, dans une compréhension toujours plus fine de la Révélation, dans l’assentiment de la Foi par la communauté des croyants.
L'Église a été confirmée par Jésus avec la mission de recevoir ces vérités, jetant la lumière sur leur cohérence et les commémorant. Il n'a pas été donné à l'Église par le Seigneur une mission de soit modifier ces vérités ou une mission de réécrire le Credo. L'Église est la gardienne de ce trésor. L'Église devrait étudier ces vérités, les clarifier, approfondir la compréhension de l'homme à partir d'elles et inviter tous les hommes à y adhérer par la Foi. Il y a même des discussions — sur le mariage par exemple — qui ont été portées à leur fin par le Seigneur Lui-Même. C’était précisément pour cacher ces vérités historiques que les descendants des Pharisiens ont nié l'historicité des Évangiles (Marc 10, 11).
Depuis les Actes des Apôtres, l'Église a proclamé et s’est reconnue elle-même être Une, Sainte, Catholique et Apostolique. Ce sont des caractéristiques distinctives. L'Église est Une parce qu'elle ne dispose que d'un seul cœur, celui de Jésus. L'Église est Sainte dans le sens où elle invite à la conversion au Seigneur, à la prière, à la contemplation du Seigneur. L’homme n'a pas le pouvoir de se sanctifier lui-même, mais tous sont appelés à répondre à l'appel universel de la sainteté. L'Église est Catholique dans le sens où elle a reçu le don des langues de l’Esprit-Saint : elle est universelle. La compréhension des langues signifie l'unité dans la diversité, un fruit de l'Esprit Saint. L'Église est aussi Apostolique en ce sens qu'elle est fondée sur les Apôtres et les Prophètes. La succession apostolique signifie qu’un lien ininterrompu nous lie à la source même de la Doctrine des Apôtres.
Pour offrir au monde la Bonne Nouvelle qu’Il est venu apporter, le Seigneur a voulu recruter pour son oeuvre des hommes qu’il a choisis pour qu’ils restent avec lui, qu’ils aillent de l'avant et enseignent à toutes les nations (Marc 3 : 13-19). Ces hommes témoignent des Paroles qu'ils ont reçues de la bouche même de Jésus et des Signes manifestés par Lui. Ces témoins ont été appelés par le Seigneur pour garantir, de génération en génération, la fidélité à l'enseignement qu'il a Lui-Même présenté. Il leur incombe d'approfondir la compréhension des témoignages concernant cet enseignement et d’authentifier sa Tradition.
L'enseignement du Seigneur a une dimension morale exigeante. Cet enseignement nous demande instamment une adhésion rationnelle à la règle d'or sur laquelle les grands sages de l'humanité ont médité pendant des siècles. Jésus apporte cette règle à la perfection. Mais la Tradition de l'Église a ses propres préceptes de conduite, le premier parmi lesquelles l'amour de Dieu et du prochain. En tout, faire aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fassent ; car ceci est la Loi et les Prophètes. (Matthieu 7 :12). Ce double commandement est la référence clé pour les actions du Chrétien.
Le Chrétien est appelé à être ouvert à l'inspiration de l'Esprit qui est Amour et à répondre à cette inspiration par la Foi qui agit par Amour (Galates 5 : 6). Entre l'un (l'Amour) et l'autre (la Foi), le lien est indissoluble.
Si, dans l'enseignement de l'Église, ce lien est rompu, la morale Chrétienne sombre dans diverses formes de relativisme ou de scepticisme à un point de contentement avec des opinions subjectives et fluctuantes. Une séparation est créée entre la vérité et l'action. Il n'y a plus aucune référence à la vérité, ni à l'autorité qui la garantit. La transgression est ultimement abolie parce que les points de référence moraux conférés par Dieu à l'homme sont rejetés. Il sera même suggéré que l’homme n'a plus besoin d'aimer Dieu ou de croire en son amour pour obtenir le salut. La morale est fatalement divisée et la porte est grande ouverte au légalisme, à l'agnosticisme et à la sécularisation. Les règles de vie enseignées par les Prophètes, par le Seigneur, par les Pères de l'Église, sont méthodiquement démantelées.
Alors ce qui prévaut, ce sont les diktats des nouveaux juristes, les successeurs des scribes et des Pharisiens. La morale devient ainsi une forme gnostique du positivisme, une connaissance réservée aux initiés. Cette connaissance acquiert seulement une légitimité dans les décisions purement volontaires de ceux qui revendiquent le privilège d'annoncer une nouvelle morale coupée de la référence fondatrice à la vérité révélée.
Dans son enseignement, Saint Paul nous exhorte à éviter les pièges d'une morale dépourvue de racines dans la Révélation. Voilà comment il exhorte les Chrétiens :
« Ne vous conformez pas aux habitudes de ce monde e , mais laissez Dieu vous transformer et vous donner une intelligence nouvelle. Vous pourrez alors discerner ce que Dieu veut : ce qui est bien, ce qui lui est agréable et ce qui est parfait ». (Romains 12 : 2). Voici ce que je demande à Dieu dans ma prière : que votre amour grandisse de plus en plus, qu'il soit enrichi de vraie connaissance et de compréhension parfaite, afin que vous appreniez à apprécier ce qui a de la valeur. » (Philippiens 1 : 9s ; 1 Timothée 5 : 19-22).
Le retour de la casuistique
Ici, on perçoit le retour de la casuistique considérée comme permettant aux moralistes d’examiner et de résoudre les questions de conscience. Certains moralistes ont l'intention d'offrir des solutions qui plaisent à ceux qui ont recours à leur connaissance supérieure. Parmi les casuistes d'hier et d'aujourd'hui, les principes fondamentaux de la morale sont éclipsés par les opinions (souvent divergentes) prononcées par ces conseillers spirituels sérieux. Le manque d'intérêt avec lequel la morale fondamentale est maintenant considérée laisse la voie ouverte à l'introduction d'une loi positive, à des normes de conduite qui éliminent toute référence restante aux règles de base de la morale. Le casuiste, ou le néo-casuiste, est devenu législateur et juge. Il cultive l'art de confondre les fidèles. Le souci de la vérité, révélée et accessible à la raison, est maintenant sans intérêt. Ultimement, le seul intérêt sera dans des positions probables. Grâce au probabilisme, une proposition est ouverte à des interprétations contradictoires.
Le probabilisme permettra de souffler d’abord chaud, puis froid, pour et contre. L'enseignement de Jésus est oublié : « Si c'est oui, dites « oui », si c'est non, dites « non », tout simplement ; ce que l'on dit en plus vient du Mauvais ». (Matthieu 05 :37 ; 2 Corinthiens 1 :20). Cependant, chaque néo-casuiste procédera de sa propre interprétation. La tendance est vers une confusion des propositions, vers la duplicité, vers la vérité double ou triple, vers une avalanche d'interprétations. Le casuiste a un cœur divisé, mais a l'intention d'être un ami du monde (Juges 4 : 4-8).
Progressivement, les règles de comportement procédant de la Volonté du Seigneur et transmises par le Magistère de l'Église vont languir en déclin. L'évaluation morale des actes peut conséquemment être modifiée. Non satisfaits d’atténuer cette évaluation, les casuistes souhaitent transformer la loi morale elle-même. Ce sera la tâche des casuistes, des confesseurs, des conseillers spirituels et, à l'occasion, des Évêques. Tous doivent avoir le souci de plaire. Ils doivent par conséquent recourir à des compromis, accommoder leurs arguments à la satisfaction des passions humaines : personne ne doit être repoussé.
L'évaluation morale d'un acte ne dépend plus s’il est conforme à la Volonté de Dieu qui nous est connue par la Révélation. Cela dépend de l'intention de l'agent moral et cette intention peut être modulée et moulée par le conseiller spirituel qui soutient ses disciples. Afin de plaire, le conseiller spirituel devra adoucir la rigueur de la Doctrine transmise par la Tradition. Le berger devra adapter ses paroles à la nature de l'homme dont les passions mènent naturellement au péché. D'où le bannissement progressif des références au péché originel et à la grâce. L'influence de Pélage (un moine d'origine britannique) est évidente : l'homme doit se sauver et prendre son destin entre ses propres mains. Dire la vérité ne fait pas partie du rôle du casuiste qui doit captiver, présenter une argumentation qui soit charmante, qui attire les bonnes grâces, qui rend le salut facile, et qui fera plaisir à ceux qui entendront ce qu'ils aiment entendre. (2 Timothée 4 : 3).
En bref, l'éclipse de la contribution décisive de la Révélation à la morale ouvre la voie à l'investiture du casuiste et à la création d’un espace favorable à l'installation d'un gouvernement des consciences. L'espace se rétrécit pour la liberté religieuse telle que proposée dans les Écritures pour les enfants de Dieu et inséparable de l'adhésion à la Foi dans le Seigneur. Alors passons maintenant à une analyse des exemples des domaines dans lesquels les actions des néo-casuistes d'aujourd'hui émergent clairement.
Le gouvernement des consciences
Avec l'arrivée dans l'Église des gouverneurs de conscience, nous percevons la proximité de la notion casuistique du gouvernement de la Cité avec cette notion que l'on trouve, par exemple, chez Machiavel, Hobbes et Boëtie. Sans affirmer ou se rendre responsables de cela, les néo-casuistes sont certainement les successeurs de ces maîtres dans l'art de gouverner des esclaves, un art que l'on trouve dans les trois auteurs cités ci-dessus. Un Dieu mortel, le Léviathan définit ce qui est juste et ce qui est bon ; il décide ce que les hommes devraient penser et souhaiter. C’est lui, le Léviathan, qui régit les consciences, les pensées et les actions de tous ses sujets. Il n’est responsable devant personne. Il doit régner sur les consciences de ses sujets et définir le bien qu’ils devraient rechercher et le mal contre lequel ils devraient se prémunir. Toute autorité politique a ultimement sa source dans ce mortel Dieu qui est le gouverneur des consciences. Avec les trois auteurs cités ci-dessus, nous pouvons voir les néo-casuistes qui se sont alignés avec les théoriciens de la tyrannie et du totalitarisme.
Est-ce que l'ABC du pouvoir totalitaire ne consiste pas, tout d'abord, dans la soumission, dans l'aliénation de la conscience ? Par ce moyen, les casuistes offrent une garantie solide pour tous ceux qui souhaitent établir une seule religion civile qui est facilement contrôlable, et des lois discriminatoires à l'égard des citoyens.
Pour adapter les Sacrements ?
Afin de plaire à tout le monde, il est nécessaire d'adapter les Sacrements. Prenons le cas du Sacrement de Pénitence. Le désintérêt avec lequel ce Sacrement est vu aujourd'hui peut être compris par le rigorisme démontré par les confesseurs dans les temps des anciens. C’est du moins comment nous sommes assurés ainsi par les casuistes. Aujourd'hui, le confesseur doit apprendre à faire de ce Sacrement un sacrement qui plaît aux pénitents. Cependant, en atténuant la sévérité attribuée à ce Sacrement, le casuiste sépare le pénitent de la grâce offerte par Dieu. Le néo-casuiste d’aujourd'hui distancie le pécheur de la source de la miséricorde divine. C’est, cependant, à cela qu’il doit retourner.
Les conséquences de cet écart délibéré sont paradoxales et dramatiques. La nouvelle morale conduit le Chrétien à rendre le Sacrement de la Pénitence, et donc la Croix du Christ et sa résurrection, futile. (1 Corinthiens 1 :17). Si ce Sacrement n’est plus reçu comme l'une des principales manifestations de l'Amour miséricordieux de Dieu pour nous, s’il n’est plus perçu comme nécessaire au salut, il va bientôt cesser d'être nécessaire d’instruire les Évêques ou les prêtres d’offrir l'absolution sacramentelle aux pécheurs. La rareté et, ultimement, la disparition de l'offre sacramentelle du pardon par le prêtre conduira, et en réalité a déjà conduit à d'autres brouilles, y compris celui du Sacrement de l’Ordre et celui de l'Eucharistie. Et ainsi de suite pour les Sacrements de l'initiation Chrétienne (baptême et confirmation), le Sacrement des malades, sans parler de la liturgie en général ...
De toute façon, pour les néo-casuistes, il n’y a plus en fait de Révélation à recevoir ni une Tradition à être transmise. Comme on l'a déjà remarqué, le « nouveau » est la vérité ! Le « nouveau » est le nouveau sceau de la vérité. Cette nouvelle casuistique conduit les Chrétiens à faire une rupture nette avec le passé. Enfin, l’obsession avec le compromis pousse les nouveaux casuistes vers un retour à la nature comme avant le péché originel.
La question des « remariages »
L'enseignement des néo-casuistes évoque l'esprit de compromis démontré dans une large mesure par les Évêques Anglais vis-à-vis Henri VIII. Cette question est pertinente aujourd'hui bien que les modalités de compromis sont différentes. Qui sont les clercs de tous les Ordres qui cherchent à plaire aux puissants dans ce monde ? Sont-ils des blasphémateurs ou des refuzniks ? (définition : En U.R.S.S., personne qui désirait émigrer, mais à qui les autorités en refusaient le droit )
Combien est grand le nombre de pasteurs de tous grades qui souhaitent faire allégeance aux puissants de ce monde, quoique facilement et sans la nécessité de jurer publiquement fidélité aux nouvelles « valeurs » du monde d'aujourd'hui ? En poussant pour faciliter les « remariages », les néo-casuistes donnent leur appui à tous les acteurs politiques qui minent le respect de la vie et la famille. Avec leur aide, les nullités de mariage seront faciles, tout comme les « mariages » répétés ou flexibles
Les néo-casuistes montrent un grand intérêt dans les cas des personnes divorcées qui sont « remariées ». Comme dans d'autres cas, les différentes étapes de leur approche fournit une bonne illustration des tactiques du salami (Matyas Rakosi, 1947). Selon ces tactiques, ce que l'on n’aurait jamais accordé comme un tout est concédé tranche par tranche. Alors suivons le processus. Première tranche : au point de départ, nous trouvons, bien sûr, les références à l'enseignement dans les Écritures sur le mariage et sur la Doctrine de l'Église sur cette question. Deuxième tranche : l'accent est mis sur les difficultés de « recevoir » cet enseignement. Troisième tranche, sous la forme d'une question : est-ce que les personnes divorcées « remariées » sont dans un état de péché grave ? La quatrième tranche consiste dans l'entrée sur la scène du conseiller spirituel, qui aidera les personnes divorcées « remariées » à « discerner », c’est-à-dire de choisir ce qui leur convient dans leur situation. Le conseiller spirituel doit se montrer compréhensif et indulgent. Il doit démontrer de la compassion, mais quelle compassion ? Pour le casuiste en effet, lorsque l'on entreprend une évaluation morale d'un acte, le souci de compassion doit avoir préséance sur l'évaluation des actions qui sont objectivement mauvaises : le conseiller doit faire preuve d'indulgence, s’adapter aux circonstances. Avec la cinquième tranche de salami, chaque individu sera capable de discerner, personnellement et avec sa pleine liberté de pensée, de ce qui lui convient le mieux. En effet, en cours de route, le mot discernement est devenu équivoque, ambigu. Il ne doit pas être interprété dans le sens Paulinien qui est rappelé dans les références scripturaires citées ci-dessus. Ce n’est pas une question de recherche de la Volonté de Dieu, mais de discerner le bon choix, le choix qui permettra de maximiser ce que vous voulez bien entendre tel qu’évoqué par Saint Paul plus haut (2 Timothée 4 : 3).
Homicide
L’homicide est un autre sujet qui mérite notre attention. Nous allons maintenant nous concentrer sur une question de déviation de l'intention. Selon la casuistique classique du 17ème siècle, l'homicide pouvait procéder d'un désir de vengeance qui est un crime. Pour éviter cette définition pénale, il était nécessaire de dévier de cette intention criminelle, à savoir l'intention de se venger, et d’attribuer à l'homicide une autre intention moralement admissible. Plutôt que d'invoquer la vengeance comme motif, ils invoquaient, par exemple, un désir de défendre son honneur, considéré comme moralement acceptable.
Nous allons maintenant voir comment cette déviation d'intention est applicable à une autre question, à une question contemporaine. L'argument est le suivant : l'avortement est un crime. Mme X souhaite avorter du bébé qu'elle attend ; le bébé n'a pas été désiré. Pourtant, l'avortement est un crime moralement inadmissible. L'intention est alors déviée avec le résultat que l'intention initiale est effacée. Pas avec l'intention de se libérer d'un bébé non désiré ! Au lieu et en place de cette intention initiale, on fera valoir que, dans certaines circonstances, l'avortement est moralement admissible parce que son but, par exemple, est de sauver la vie des personnes qui sont malades en fournissant aux médecins des parties anatomiques en bon état et auxquelles un prix est associé. L'intention définit la qualité morale du don. Par conséquent, il est possible de plaire à un large éventail de bénéficiaires et les casuistes ne perdent aucune occasion de flatter les donatrices de leur « générosité » et de « leur liberté de l'esprit ».
Les enseignements de l'Église sur l'avortement sont bien connus. Dès que la réalité d'un être humain est établie, l'Église enseigne que la vie et la dignité de cet être doit être respectées jusqu'à sa mort naturelle. La Doctrine de l'Église sur cette question est constante et attestée dans toute la Tradition. Cette situation inquiète certains néo-casuistes. Conséquemment ils ont inventé une nouvelle expression : l’humanisation de l'embryon. Il n'y a pas — disent-ils — d'humanisation de l'embryon à moins qu'une communauté souhaite accueillir cet embryon. C’est la société qui humanise l'embryon. Si la société refuse cette humanisation, elle sera capable de légaliser l'élimination de l'embryon. S'il n'y a pas d'humanisation par la société, l'embryon est une chose pour laquelle aucun droit ne peut être invoqué, donc pas de protection juridique. Si la société refuse d'humaniser l'embryon, il ne peut y avoir aucun homicide, étant donné que la réalité humaine de cet embryon n’est pas reconnue. Pour qu'il y ait homicide, il serait nécessaire que l'humanisation soit rendue possible sur la base d'une loi positive. En l'absence de laquelle, il n'y a ni assassinat, ni même homicide !
Dans les exemples que nous citons ici, les tactiques du salami viennent en aide aux néo-casuistes. Dans un premier temps, l'avortement est clandestin, puis présenté comme exceptionnel, puis rare, puis facilité, puis légalisé, puis il devient coutumier. Ceux qui s'opposent à l'avortement sont dénigrés, menacés, ostracisés, condamnés. Voici comment les institutions politiques et la loi sont mises en pièces.
Notons que, grâce aux casuistes, l'avortement est d'abord facilité dans l'Église et, à partir de là, dans l'État. La même chose s’applique maintenant aux « remariages. » Le droit positif prend la relève de la nouvelle morale ! Il trouve son inspiration chez ces néo-casuistes. Ceci est observable, en France, au cours des débats sur la législation de l'avortement. Ceci est un scénario qui pourrait se propager dans le monde entier. Sous l'impulsion des néo-casuistes, l'avortement pourrait être déclaré un nouveau « droit humain » à l'échelle universelle.
Euthanasie
La question de l'euthanasie mérite également notre discussion. Cette pratique est de plus en plus répandue dans les pays Occidentaux traditionnellement Chrétiens. Les démographes attirent régulièrement l'attention sur le vieillissement de la population dans ces régions du monde. L'espérance de vie à la naissance est en hausse presque partout. En principe, le vieillissement en lui-même est une bonne nouvelle. Pendant des siècles, à travers le monde, les hommes ont lutté contre la mort précoce. Au début du 19ème siècle, l'espérance de vie à la naissance était souvent de 30 ans. Aujourd'hui, l'espérance de vie est de 80 ans.
Toutefois, cette situation va générer des problèmes de toutes sortes. Citons-en un : qui va payer les pensions ? En euthanasiant les personnes âgées pénibles et onéreuses, ce serait certainement permettre de réaliser d'importantes économies. Ensuite, il sera dit qu'il est nécessaire d'aider les personnes âgées coûteuses à « mourir dans la dignité ». Parce qu'il est politiquement difficile de reporter l'âge de la retraite, il est finalement préférable d’abaisser l'espérance de vie par l’euthanasie. Le processus a déjà commencé dans certaines régions d'Europe. D’où d’importantes économies : une réduction des soins de santé, des produits pharmaceutiques et, surtout, une réduction des paiements de pension. Parce que les gens politiquement corrects bien-pensants rechignent à un programme qui est si austère, à savoir couper les pensions, l'intention doit être modifiée pour être capable d’adopter une loi légalisant l'euthanasie.
Comment procéder ? En développant un argument pitoyable sur la compassion. Il est nécessaire de plaire à toutes les catégories de personnes touchées par ce programme. Ces personnes doivent être persuadées de souscrire à un plan dont l'objectif est de donner la mort « dans de bonnes conditions » et « dans la dignité ». La mort donnée dans la dignité serait le point culminant de la qualité de vie ! Plutôt que de recommander un traitement palliatif et entourer la personne malade avec affection, sa fragilité sera abusée ; elle va être induite en erreur quant au traitement qui lui sera infligée. Les néo-casuistes vigilants seront sur place pour vérifier si l'acte homicide « autorisant » le don de la mort est en conformité avec le droit positif. La coopération des principaux Aumôniers sera particulièrement appréciée pour authentifier la compassion manifestée dans la mort donnée comme un don.
Le parti des casuistes
Les discussions au cours du Synode sur la Famille ont révélé la détermination avec laquelle un groupe de pasteurs et de théologiens n’ont pas hésité à saper la cohésion doctrinale de l'Église. Ce groupe fonctionne à la manière d'un parti puissant, international, bien nanti, organisé et discipliné.
Les membres actifs de ce parti ont facilement accès aux médias ; ils apparaissent fréquemment démasqués. Ils opèrent avec le soutien de quelques-unes des plus hautes autorités de l'Église. L'objectif principal de ces militants est la morale Chrétienne, critiquée pour être d’une sévérité incompatible avec les « valeurs » de notre temps. Nous devons trouver des moyens qui conduisent l'Église à plaire, en conciliant son enseignement moral avec les passions humaines.
La solution proposée par les néo-casuistes commence par remettre en cause la moralité de base, puis à obscurcir la lumière naturelle de la raison. La signification originale des références à la morale Chrétienne révélées dans les Écritures et l'enseignement de Jésus est déformée. Les préceptes de la raison sont considérés comme discutables indéfiniment : le probabilisme prévaut. La primauté devrait être accordée à la volonté de ceux qui sont assez puissants pour imposer leur volonté. Des partenariats disparates avec des incroyants seront formés sans hésitation (2 Corinthiens 6 :14).
Cette morale volontariste aura une main libre pour se placer elle-même au service du pouvoir politique, de l'État, et également au service des marchés, de la haute finance, du droit, etc. En termes concrets, il sera nécessaire de plaire à des têtes politiques corrompues, championnes de la fraude fiscale et de l'usure, à des médecins avorteurs, à des fabricants qui transigent dans les pilules, à des avocats prêts à défendre les causes les moins défendables, à des agronomes enrichis par des produits transgéniques, etc. La nouvelle morale pénétrera ainsi insidieusement les médias, les familles, les écoles, les universités, les hôpitaux, les tribunaux.
Cela a conduit à la formation d'un corps social qui refuse d'accorder la première place à la recherche de la vérité et qui, pourtant, est très actif là où il y a des consciences à gouverner, des assassins à rassurer, des malfaiteurs à libérer, des riches citoyens avec lesquels on veut s’attirer des faveurs. Grâce à ce réseau, les néo-casuistes seront capables de prendre l'ascendant sur les rouages de l'Église, d’influencer le choix des candidats aux hautes fonctions, de forger des alliances qui mettent en péril l'existence même de l'Église.
Vers une religion de compromis ?
1. Ce qui est le plus troublant en ce qui concerne les casuistes, c’est leur manque d'intérêt pour la vérité. En eux, nous trouvons un relativisme, voire un scepticisme, qui signifie que, en termes de moralité, on devrait agir en conformité avec la norme la plus probable. On devrait choisir la norme qui, dans une circonstance donnée, est considérée comme la plus agréable à une personne donnée, à un disciple spirituel donné, à un public donné. Cela s’applique à la Cité comme aux hommes. Tout le monde doit faire leur choix et, non en termes de la vérité, mais en termes des circonstances. Les lois de la Cité ont également leur origine dans les circonstances. Les meilleures lois sont celles qui plaisent le plus et qui plaisent au plus grand nombre. Par conséquent, nous assistons à l'expansion d'une religion de compromis, de l'utilitarisme individualiste en effet, car le souci de plaire aux autres n'éteint pas le souci de se faire plaisir.
2. Afin de plaire, les casuistes doivent être à jour avec les développements actuels, attentifs aux « nouveautés ». Les Pères de l'Église des générations précédentes et les grands théologiens du passé, même du passé récent, ne sont pas présentés comme adaptés à la situation actuelle dans l'Église ; ils sont considérés comme démodés. Pour les casuistes, la Tradition de l'Église a besoin, comme ils le disent, d’être filtrée et remise en question fondamentalement. Comme nous en sommes sérieusement assurés par les néo-casuistes, nous savons ce que l'Église devrait faire aujourd'hui pour plaire à tout le monde (Jean 9). Le désir de plaire est destiné aux gagnants en particulier. La nouvelle morale sociale et politique devrait s’occuper de ces gens avec soin. Ils ont un style de vie à protéger et même à améliorer ; ils doivent maintenir leur rang. Tant pis pour les pauvres qui ne possèdent pas les mêmes contraintes mondaines ! Certes, il faut plaire aussi aux pauvres, mais il faut reconnaître qu'ils sont moins « intéressants » que les personnes ayant une influence. Ce n’est pas tout le monde qui peut être un gagnant !
La morale des casuistes ressemble en fin de compte à la gnose distillée dans certains cercles sélects, une connaissance qu’on pourrait appeler ésotérique, ciblée sur une minorité de personnes qui ne ressentent aucun besoin d'être sauvées par la Croix de Jésus. Le Pélagianisme n’a rarement prospéré autant.
3. La morale Traditionnelle de l'Église a toujours reconnu qu'il existe des actes qui sont objectivement mauvais. Cette même théologie morale reconnaît également, et elle l’a fait longtemps, l'importance des circonstances. Cela signifie que, dans l'évaluation d'un acte, il faut tenir compte des circonstances dans lesquelles l'acte a été commis ainsi que les niveaux de responsabilité ; c'est ce que les moralistes appellent la reddition de comptes. Les casuistes d'aujourd'hui procèdent de la même manière que leurs fondateurs : ils minimisent l'importance de la morale Traditionnelle et exagèrent le rôle des circonstances. En cours de route, la conscience est dirigée dans l'auto-tromperie car ça lui permet d’être déformée par le désir de plaire.
D’où on perçoit dans les médias que les casuistes sont souvent subjugués par un monde destiné à disparaître. Trop souvent, ils oublient qu’avec Jésus, un nouveau monde a déjà commencé. Nous rappelons ce point central dans l'histoire humaine : Le vieux monde est passé, maintenant une nouvelle réalité est là. (Apocalypse 21 : 5). Nous retournons à Saint Paul :
Il faut vous laisser complètement renouveler dans votre coeur et votre esprit. Revêtez-vous de la nouvelle nature, créée à la ressemblance de Dieu et qui se manifeste dans la vie juste et sainte qu'inspire la vérité.. (Ephésiens 4 : 2-3).
4. Les actions des casuistes aujourd'hui affectent non seulement l'enseignement moral de l'Église, mais l'ensemble de la théologie dogmatique, en particulier, la question du Magistère. Ce point est souvent souligné insuffisamment. L'unité (UNE) de l'Église est en péril là où il y a des suggestions de propositions biaisées, parfois démagogiques, pour la décentralisation, largement inspirée par la réforme Luthérienne. Mieux vaut être responsables devant les princes de ce monde que d'affirmer l'unité autour du Bon Pasteur ! La sainteté (SAINTE) de l'Église est en péril là où les casuistes exploitent la faiblesse de l'homme et prêchent une dévotion qui est facile et négligente de la Croix. La Catholicité (CATHOLIQUE) est en péril là où l'Église s’aventure sur le chemin de Babel et sous-estime l'effusion de l'Esprit Saint, le don des langues. N’est-ce pas Lui, l'Esprit, qui réunit la diversité de ceux qui partagent la même Foi en Jésus, le Fils de Dieu ? L'apostolicité (APOSTOLIQUE) de l'Église est en péril là où, au nom de l'exemption, mal comprise, une communauté, une « partie » est exemptée de la juridiction de l'Évêque et considérée comme responsable devant le Pape directement. Beaucoup de néo-casuistes sont exemptés. Comment peut-on douter que cette exemption affaiblit le Corps Épiscopal dans son ensemble ?
Crédits bibliographiques
Cariou, Pierre, Pascal et la casuistique, un travail essentiel, Paris, PUF, Collection Questions 1993.
Jean-Paul II, Encyclique Veritatis Splendor, Cité du Vatican 1993.
Nouveau Testament, TOB, plusieurs éditions.
Pascal, Les Provinciales, édité par Jacques Chevalier, Paris, La Pleiade 1954.
Pascal, Les Provinciales, édité par Jean Steinmann, Paris, Armand Colin, 1962.
Pascal, Les Provinciales, par Robert Kanters Préface, Lausanne, Ed. Rencontre 1967.
Wikipedia : excellents articles sur Pascal, casuistique, Provincial.
Mgr Michel Schooyans est professeur émérite à l'Université de Louvain.
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