Exclusif de l'Associated Press :
Malgré son déni, le Pape a reçu la lettre de la victime d'abus sexuels
Par : Nicole Winfield de l'AP
Et par :Eva Vergara de l'AP
Le 5 février 2018
SOURCE : Rorate Caeli
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CITE DU VATICAN (AP) — Le Pape François a reçu en 2015 une lettre d’une victime expliquant en détails comment un prêtre l'a abusée sexuellement et comment d'autres membres du clergé Chilien l'ont ignorée, contredisant l'insistance récente du Pape selon laquelle aucune victime n'avait dénoncé la dissimulation ; c’est ce que l'auteur de la lettre et les membres de la propre commission d'abus sexuels de François ont dit à l'Associated Press [ AP ].
Le fait que François reçoive la lettre de huit pages, obtenue par l'AP, remet en cause son insistance sur le fait qu'il pratique une « tolérance zéro » pour les abus sexuels et les dissimulations. Cela remet également en question son empathie déclarée envers les survivants des abus, aggravant la crise la plus grave de son pontificat de cinq ans.
Le scandale a éclaté le mois dernier lorsque le voyage de François en Amérique du Sud a été entaché par des protestations sur sa vigoureuse défense de l'Évêque Juan Barros, qui est accusé par les victimes de couvrir les abus pratiqués par le Révérend Fernando Karadima. Pendant le voyage, François a rejeté avec insistance les accusations contre Barros comme étant des « calomnies », apparemment inconscientes alors que les victimes avaient placé Barros sur les lieux des crimes de Karadima.
Sur son envolée de retour, confronté à un journaliste de l'AP, le Pape a déclaré : « Vous, en toute bonne volonté, dites-moi qu'il y a des victimes, mais je n'en ai vu aucune parce qu'elles ne se sont pas manifestées ».
Mais les membres de la Commission pour la Protection des Mineurs du Pape disent qu'en avril 2015, ils ont envoyé une délégation à Rome spécifiquement pour remettre une lettre au Pape au sujet de Barros. La lettre de Juan Carlos Cruz détaille les abus, les baisers et les attouchements qu'il dit avoir subis aux mains de Karadima, qui, selon lui, ont été ignorés par Barros et d'autres.
Quatre membres de la Commission rencontrèrent le plus important conseiller de François sur les abus sexuels, le Cardinal Sean O'Malley, qui leur expliquèrent leurs objections à la nomination récente par François de Barros comme Évêque dans le sud du Chili et lui transmirent la lettre à remettre à François.
« Quand nous lui avons donné ( à O'Malley ) la lettre pour le Pape, il nous a assuré qu'il la donnerait au Pape et qu'il parlerait de leurs préoccupations » a déclaré Marie Collins, membre de la Commission, à l'AP. « Et à une date ultérieure, il nous a assuré que cela avait été fait ».
Cruz, qui vit et travaille maintenant à Philadelphie, a entendu la même chose plus tard dans l'année.
« Le Cardinal O'Malley m'a appelé après la visite du Pape ici à Philadelphie et il m'a dit, entre autres choses, qu'il avait remis la lettre au Pape entre ses mains » a-t-il déclaré dans une interview à partir de son domicile dimanche.
Ni le Vatican ni O'Malley n'ont répondu à plusieurs demandes de commentaires.
Alors que le sommet 2015 de la Commission de François fut connu et annoncé à l'époque, le contenu de la lettre de Cruz — et une photo de Collins la remettant à O'Malley — n'ont pas été divulgués par les membres. Cruz a fourni la lettre et Collins a fourni la photo après avoir lu un article de l’AP qui rapportait que François avait prétendu n'avoir jamais entendu parler des victimes de Karadima au sujet du comportement de Barros.
L'affaire Barros a d'abord provoqué des ondes de choc en janvier 2015 lorsque François l'a nommé Évêque d'Osorno, au Chili, à cause des objections des dirigeants de la Conférence Épiscopale Chilienne et de nombreux prêtres et laïcs locaux. Ils ont accepté comme crédible le témoignage contre Karadima, un éminent religieux Chilien sanctionné par le Vatican en 2011 pour avoir abusé de mineurs. Barros était un protégé de Karadima et, selon Cruz et d'autres victimes, il a été témoin des abus et n'a rien fait.
« Saint-Père, je vous écris cette lettre parce que j'en ai marre de me battre, de pleurer et de souffrir » écrivait Cruz dans l'espagnol natal de François. « Notre histoire est bien connue et il n'y a pas besoin de la répéter, sauf pour vous dire l'horreur d'avoir vécu ces abus et comment je voulais me tuer ».
Cruz et d'autres survivants ont dénoncé depuis des années la dissimulation des crimes de Karadima, mais ils ont été rejetés comme menteurs par la hiérarchie ecclésiastique Chilienne et le propre Ambassadeur du Vatican à Santiago, qui ont refusé leurs demandes répétées de les rencontrer avant et après la nomination de Barros.
Après que les commentaires de François endossant la hiérarchie Chilienne eurent provoqué un tel tollé au Chili, il a été forcé la semaine dernière de faire volte-face : le Vatican a annoncé qu'il envoyait son plus éminent enquêteur sur les crimes sexuels pour recueillir les témoignages de Cruz et d'autres.
Dans la lettre au Pape, Cruz supplie François de l'écouter et de tenir sa promesse de « tolérance zéro ».
« Saint-Père, c’est déjà assez pénible que nous ayons souffert une souffrance et une angoisse si grandes dues à de la violence sexuelle et psychologique, mais les terribles mauvais traitements que nous avons reçus de nos pasteurs sont presque pires » écrit-il.
Cruz explique en termes explicites la nature homo-érotisée du cercle des prêtres et des jeunes garçons autour de Karadima, le prédicateur charismatique dont la communauté El Bosque dans le quartier aisé de Santiago de Providencia qui a produit des dizaines de vocations sacerdotales et cinq Évêques, y compris Barros.
Il a décrit comment Karadima embrassait Barros et caressait ses organes génitaux, et faisait la même chose avec les jeunes prêtres et les adolescents, et comment les jeunes prêtres et les séminaristes se battaient pour s'asseoir à côté de Karadima à la table pour recevoir ses affections.
« Plus difficile et plus dur était quand nous étions dans la chambre de Karadima et que Juan Barros — s'il n'embrassait pas Karadima — regardait quand Karadima nous touchait — les mineurs — et nous faisait l'embrasser en disant :« Mets ta bouche près de la mienne et tire la langue ». Il sortait sa langue et nous embrassait avec sa langue » a déclaré Cruz au Pape. « Juan Barros a été témoin de toutes ces fois innombrables, pas seulement avec moi mais avec d'autres aussi ».
« Juan Barros a dissimulé tout ce que je vous ai dit » a-t-il ajouté.
Barros a, à plusieurs reprises, nié avoir été témoin des abus ou a tout dissimulé. « Je n'ai jamais rien su, ni jamais imaginé, les graves abus que ce prêtre a commis contre les victimes » a-t-il récemment déclaré à l'AP. « Je n'ai jamais approuvé ni participé à de tels actes graves et malhonnêtes, et je n'ai jamais été condamné par un tribunal de telles choses ».
Pour les fidèles d'Osorno qui se sont opposés à Barros en tant qu'Évêque, la question n'est pas tant une question de droit nécessitant des preuves que Barros était un jeune prêtre à l'époque et n'était pas en position d'autorité sur Karadima. C'est davantage le fait que si Barros ne « voyait » pas ce qui se passait autour de lui et ne trouvait pas problématique qu'un prêtre embrasse et caresse de jeunes garçons, il ne devrait pas être responsable d'un diocèse où il est responsable de la détection des comportements sexuels inappropriés, en les signalant à la police et en protégeant les enfants contre les pédophiles comme son mentor.
Cruz est arrivé à la communauté de Karadima en 1980 en tant qu'adolescent vulnérable, désemparé après la mort récente de son père. Il a dit que Karadima lui avait dit qu'il serait comme un père spirituel pour lui, mais, à la place, il l'a abusé sexuellement.
Basé sur le témoignage de Cruz et d'autres anciens membres de la paroisse, le Vatican a retiré Karadima du ministère en 2011 et l'a condamné à une vie de « pénitence et de prière » pour ses crimes. Maintenant âgé de 87 ans, il vit dans une maison pour prêtres âgés à Santiago ; il n'a pas commenté le scandale et la maison a refusé d'accepter les appels ou les visites des médias.
Les victimes ont également témoigné devant des procureurs Chiliens, qui ont ouvert une enquête sur Karadima après que leurs accusations ont été rendues publiques en 2010. Les procureurs Chiliens ont dû abandonner les poursuites parce que trop de temps s'était écoulé [ délai de prescription ], mais le juge chargé du dossier a souligné que ce n’était pas par manque de preuves.
Bien que le témoignage des victimes ait été jugé crédible par les procureurs du Vatican et du Chili, la hiérarchie de l'Église locale ne les croyait clairement pas, ce qui aurait pu influencer le point de vue de François. Le Cardinal Francisco Javier Errazuriz a reconnu qu'il ne croyait pas les victimes initialement et a mis de côté une enquête. Il a été forcé de la rouvrir après que les victimes soient devenues publiques.
Il est maintenant l'un des principaux conseillers Cardinaux du Pape Argentin.
Au moment où sa lettre s’est finalement rendue entre les mains du Pape en 2015, Cruz avait déjà envoyé des versions à beaucoup d'autres personnes, et avait essayé pendant des mois d'obtenir un rendez-vous avec l'Ambassadeur du Vatican. Le courriel de l’Ambassade envoyé le 15 décembre 2014 à Cruz — un mois avant la nomination de Barros — était court et précis :
« La Nonciature Apostolique a reçu le message que vous avez envoyé au Nonce Apostolique par courriel le 7 décembre » est-ce écrit « et en même temps, il communique que votre demande a été accueillie avec une réponse défavorable ».
On pourrait dire que François n'a pas prêté attention à la lettre de Cruz puisqu'il reçoit chaque jour des milliers de lettres de fidèles du monde entier. Il ne peut absolument pas tous les lire, encore moins se souvenir du contenu des années plus tard. Il était peut-être fatigué et confus après un voyage d'une semaine en Amérique du Sud quand il a déclaré lors d'une conférence de presse aéroportée que les victimes ne se présentaient jamais pour accuser Barros de dissimulation.
Mais ce n'était pas une lettre ordinaire, ni les circonstances dans lesquelles elle est parvenue au Vatican.
François avait nommé O'Malley, l'Archevêque de Boston, à la tête de sa Commission pour la Protection des Mineurs en raison de sa crédibilité en aidant à nettoyer le gâchis de Boston après l'explosion du scandale des abus sexuels en 2002. La Commission a réuni des experts externes pour conseiller l'Église sur la protection des enfants contre les pédophiles et éduquer le personnel de l'Église sur la prévention des abus et des dissimulations.
Les quatre membres de la Commission qui faisaient partie d'un sous-comité spécial dédié aux survivants s'étaient rendus à Rome spécifiquement pour parler à O'Malley de la nomination de Barros et pour remettre la lettre de Cruz. Un communiqué de presse publié après la réunion du 12 avril 2015 disait : « Le Cardinal O'Malley a accepté de présenter les préoccupations du sous-comité au Saint-Père.
Un membre de la Commission, Catherine Bonnet, une pédopsychiatre Française qui a pris la photo de Collins remettant la lettre à O'Malley, a déclaré que les membres de la Commission avaient décidé de descendre à Rome lorsque O'Malley et d'autres membres du groupe de neuf conseillers Cardinaux du Pape y étaient en réunion pour que O'Malley puisse la remettre directement entre les mains du Pape.
« Le Cardinal O'Malley nous a promis quand Marie lui a donné la lettre de Juan Carlos qu'il la remettrait au Pape François » a-t-elle dit.
Le porte-parole de O'Malley à Boston a référé les demandes de commentaire au Vatican. Ni le Bureau de Presse du Vatican, ni les fonctionnaires de la Commission Pontificale pour la Protection des Mineurs n'ont répondu aux appels et aux courriels pour obtenir des commentaires.
Mais la réponse remarquable d'O'Malley à la défense de Barros par François et à son rejet des victimes alors qu'il était au Chili est peut-être maintenant mieux comprise.
Dans une rare réprimande d'un Cardinal, O'Malley a publié une déclaration le 20 janvier dans laquelle il a déclaré que les paroles du Pape étaient « une source de grande souffrance pour les survivants d'abus sexuels » et que de telles expressions avaient pour effet d'abandonner les victimes et les reléguant un « exil discrédité ».
Un jour plus tard, François s'excusa d'avoir demandé une « preuve » d'actes répréhensibles de la part de Barros, disant qu'il voulait simplement voir des « indications ». Mais il continua à qualifier de « calomnies » les accusations portées contre Barros et insista qu’il n’avait jamais entendu parler de quelque victime que ce soit.
Même lorsqu'il a été informé dans sa conférence de presse du 21 janvier que les victimes de Karadima avaient effectivement situé Barros sur les lieux de l'agression de Karadima, François a déclaré : « Personne ne s'est présenté. Ils n'ont fourni aucune preuve pour un tel jugement. Tout cela est un peu vague. C'est quelque chose qui ne peut pas être accepté ».
Il s'en est tenu à Barros en disant : « Je suis certain qu'il est innocent » tout en disant qu'il considérait le témoignage des victimes comme une « indication » dans une enquête de dissimulation.
« Si quelqu'un peut me donner des preuves, je serai le premier à écouter » a-t-il dit.
Cruz a dit qu'il avait l'impression d'avoir été giflé quand il a entendu ces paroles.
« J'étais contrarié » dit-il, « et en même temps je ne pouvais pas croire que quelqu'un de si haut placé comme le Pape lui-même puisse mentir à ce sujet ».
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