Le théatre en plein air était bondé ce samedi soir-là. La température y était des plus clémente, ni chaud ni froid. Il eut été préférable de parler de multitude plutôt que de foule ou d'assistance.
Chut ! Le directeur de la pièce entrait en scène et prenait le micro...
« Bonsoir à tous et merci d'être venus à cette première qui est innovatrice comme vous le verrez. Vous l'avez bien vu, le titre de la pièce s'appelle « C'est la vie » et c'est une grande improvisation.
Une grande improvisation, pourquoi ? Parce que non seulement vous serez les spectateurs mais vous serez aussi les acteurs. Tous passeront sur scène. Il y aura un certain contrôle d'entrée sur la scène afin qu'elle ne soit pas congestionnée mais tous y passeront. C'est pourquoi il faut vous attendre à ce que cette soirée se finisse aux petites heures du matin.
Vous pourrez rester sur scène le temps que vous désirez. Mais une fois que vous aurez terminé votre prestation, vous ne pourrez plus y revenir. Les contrôleurs d'accès vous estampilleront la main à cet effet. Une très grande salle de repos vous est destinée à la fin de votre prestation. Vous pourrez continuer à y suivre le déroulement de la pièce.
C'est tout pour les règles régissant le déroulement de cette grande improvisation. Nous n'avons pas voulu imposer davantage de règles de crainte d'étouffer la créativité.
Un dernier mot concernant le thème que nous avons retenu pour cette improvisation : « C'est la vie. »
Nous avons tous un et chacun une conception qui nous est personnelle de la vie. D'où justement la richesse de la partager avec tous les autres qui sont ici. Et ce thème est assez large pour laisser place à votre imagination comme vous le désirez.
C'est tout et bonne soirée. J'invite les premiers attaquants à monter alors sur la scène...»
Un premier couple d'audacieux monta sur scène. Ils prirent le micro et chantèrent une chanson pour stimuler les spectateurs à les joindre. D'autres arrivèrent. Certains dansaient au son de la chanson, d'autres semblaient davantage se déhancher que danser... Bref, en quelques dix minutes, la scène était déjà bondée. Il y avait une très grande quantité de micros. Tous en avaient pratiquement un ; un régisseur du son tentait tant bien que mal d'activer le micro qui semblait le plus pertinent ou le plus croustillant eu égard au thème « C'est la vie ».
On entendait parfois de légers applaudissements de l'assistance. Des applaudissements réservés, disons, qui cherchaient à davantage stimuler les acteurs sur scène.
Il y avait tout au fond des deux côtés de la scène de grands voiles blancs semi-transparents qui tombaient jusqu'à terre. Un des acteurs eut la brillante idée d'aller y faire des ombres chinoises sous le tonnerre des applaudissements de la foule.
L'atmosphère s'était vraiment dégelée, la glace était cassée.
Certains ont pris le micro pour faire des déclarations politiques... La foule les a hués... Mais ils s'entêtaient. D'autres insistaient sur les Arabes, les Musulmans, les Terroristes, les Chrétiens et louangeaient le caractère laïc de leur pays tout en soutenant que la laïcité n'allait pas assez loin...
Une certaine partie de la foule les a hués et même certains Musulmans dans la foule s'en sont pris avec leurs voisins de siège. Des gardes de sécurité ont dû ramener l'ordre.
Mais sur scène, la débandade était vraiment commencée. Certaines femmes se plaignaient ouvertement au micro s'être fait voler leurs sacs. D'autres de l'assistance pointaient du doigt leurs auteurs. Ces derniers le niaient de façon véhémente et demandaient à leurs voisins sur scène d'en témoigner. Par contre, d'autres personnes venaient auprès des femmes ayant été volées et leur offraient de partager les sous qu'ils avaient.
Pendant tout ce temps, des hommes et des femmes faisaient connaissance sur scène. Plusieurs allaient derrière les voiles blancs sous les applaudissements de l'assistance. On n'y voyait plus des ombres chinoises mais des corps moulés et entrelacés.
Comme prévu par le directeur de la pièce, les acteurs se faisaient estampiller le dessus de leur main et allaient dans une salle de repos spécialement aménagée pour eux. Les acteurs sortant ne pouvaient plus revenir sur scène ni intervenir auprès des acteurs sur scène ; ça ressemblait un peu dans la vraie vie à la mort.
Chaque siège était muni d'un écran sur lequel l'acteur pouvait rembobiner la pièce au complet depuis le début ou bien se centrer sur sa propre performance sur scène. Cette revue du passé ressemblait étrangement à un petit jugement particulier. Ceux qui avaient volé les sacs disaient pour se défendre que les caméras étaient mal positionnées pour filmer la scène et ils insistaient encore pour dire que ce n'était pas eux. Ceux qui avaient été derrière les voiles blancs souriaient aux souvenirs qu'ils en avaient gardés.
Plusieurs s'étaient endormis sur leur banc. Le dernier acteur, lui aussi épuisé, était sorti de scène.
Le grand rideau de la scène tomba accompagné d'un bruit de sirène pour réveiller tout le monde. Des policiers arrivèrent sur place. L'assistance était tout étonnée de leur présence. « Mais qu'il y-a-t-il ? » s'écrièrent plusieurs... Le Chef policier s'adressa à l'assistance pendant que ses policiers embarquèrent tous ceux qui étaient allés derrière les voiles blancs, tous ceux aussi qui avaient volé des sacs ainsi que tous ceux qui avaient fait des faux témoignages pour couvrir ces voleurs. Le Chef dit : « À chaque instant de votre vie, vous êtes assujettis à La Loi : que vous la niez, que vous refusiez de la connaître, peu importe... La Loi s'applique toujours. »
Quant au directeur de la pièce, il remboursa le prix des billets à tous ceux qui avaient manifesté de la bonté envers leur prochain...
Et il ajouta pour conclure cette longue soirée : « Vous savez, c'est vraiment la vie... Certains ne pensent qu'à eux en volant, en calomniant, en médisant, en ne respectant pas la dignité des personnes qui les entourent... Ils ne croient pas ou, du moins, ne veulent pas croire qu'il y a un lieu de punition pour ce genre d'actes ; ils ne pensent qu'au moment présent et à la satisfaction de leurs besoins personnels.»
« Mais la Vraie Vie, c'est aussi une grande pièce de théatre similaire à celle que vous venez de jouer. Vous ne choisissez pas toujours les acteurs qui vous entourent. Il s'y fait du bien, il s'y fait du mal. À vous de choisir ce que vous désirez faire. »
« Et, comme dans cette pièce, il y a une juste rétribution quand le rideau tombe, il en va de même quand la mort survient. C'est la punition ou la récompense. C'est vraiment ça la Vraie Vie même si vous avez peine à y croire parce que vous n'en voyez pas les enjeux de vos yeux sensibles... À l'inverse, si ce n'était pas ça, que dirions-nous de la Justice ? Pourquoi celui qui a volé un sac n'en serait pas puni s'il a réussi à s'en sortir sur terre ? Où donc serait la Justice ? »
Aucun commentaire:
Publier un commentaire