lundi 26 octobre 2015

La relation entre la Miséricorde et la Justice

selon Saint Thomas d'Aquin


Il y a donc des formes erronées de miséricorde qui se révèlent être des formes de cruauté en regardant de plus près





Saint Thomas ne comprend pas la Miséricorde Divine comme un sentiment ou une passion qui submerge Dieu. Elle n'est pas affective mais efficace, en guérissant les défauts des créatures et en les faisant participer à la Perfection Divine.

Écrit par : Prof. Heinrich Thomas Stark

SOURCE : Catholic World Report

Le 21 octobre 2015


Nous avons beaucoup entendu parler (la nouvelle) de miséricorde au cours des derniers mois et de sujets (parfois étranges et surprenants) discutés au Synode extraordinaire sur la Famille. Les remarques de certains des participants aux débats ont donné l'impression que l'insistance sur la Vérité — et sur la Justice basée sur la Vérité — ont été l’indication d'une mentalité impitoyable. Est-ce que cela veut dire que, pour être miséricordieux, nous devons diminuer l’importance que nous accordons à la Vérité et à la Justice ? Et la question plus générale se pose : quelle est la relation correcte entre la Miséricorde et la Justice selon l'enseignement traditionnel de l'Église ? Afin de répondre à cette question, il est utile de jeter un bref coup d'oeil à Saint Thomas d'Aquin.

En déployant son concept de justice, Saint Thomas d'Aquin suit Aristote. Il définit la Justice comme la vertu cardinale qui conduit une personne à acquitter chacun de qui il a droit ou qui lui doit. Le but de la Justice est le bien commun.

Mais les circonstances dans lesquelles la Justice doit être accordée peuvent être de différentes natures. Par conséquent, il est nécessaire de distinguer entre les différentes manifestations du principe général de la Justice. Dans le cas où l'individu doit quelque chose à la société, elle doit suivre la justice qui est en accord avec la loi (justitia legalis). Si c’est la société qui doit quelque chose à la personne, la justice distributive (justitia de distrubutiva) doit être appliquée. Si une personne doit quelque chose à une autre personne, leur relation doit être réglée selon la justice commutative (justitia commutativa).

Cependant, il y a des cas dans lesquels un individu ou un groupe manque de ce dont cette personne ou ce groupe a droit parce que c’est nécessaire pour sa survie ou du moins pour l’essentiel de sa bonne vie. Ce manque n'a pas nécessairement son origine dans des conditions injustes mais est souvent dû à de circonstances éthiquement neutres. Telle est la situation dans laquelle la Miséricorde entre en jeu. Saint Thomas adopte la définition de Saint Augustin sur la Miséricorde en tant que la compassion en déclarant : « La Miséricorde est la compassion de notre cœur lorsque l'on considère la misère d'une autre personne ».

Cependant, la miséricorde ne se limite pas à un simple sentiment ou sens de la compassion. Quelqu'un est plutôt miséricordieux seulement s’il cherche activement à éviter la misère chez les autres qui touche son cœur de la même manière qu'il essaie d’éviter la misère qu’il l’opprime lui-même. Parce que c’est la caractéristique distinctive de la compassion affective de la miséricorde, c’est-à-dire — comme Saint Thomas l’exprime — qu’elle « nous pousse à faire ce que nous pouvons faire pour aider l'autre ». C’est seulement si l'aspect affectif de la compassion est complété dans son aspect effectif produisant une vraie assistance utile que la miséricorde vraiment peut se manifester comme un acte de charité qui reconnaît l'autre — de nouveau comme Thomas le formule — comme « un autre soi-même ». Par conséquent, ce n’est seulement que si le sentiment de compassion est ordonné selon les règles de la raison, que cela devient la vertu de Miséricorde.

En contraste aux stoïciens et aux autres auteurs de l'antiquité païenne qui ont vu la compassion comme un vice, Saint Thomas a appelé la Miséricorde la plus grande de toutes les vertus car elle se déverse sur les autres dont elle cherche à remédier leur faiblesse. Par conséquent, la Miséricorde constitue une différence de rang parce que si quelqu'un vient à l'aide à une personne plus faible, elle se révèle de fait être précisément supérieure à elle. Donc, la compassion n’est pas — comme l'antiquité païenne l’a crue — un signe de faiblesse mais plutôt un signe remarquable de force et de générosité magnanime. Par conséquent, c’est évident que la charité est considérée comme une caractéristique essentielle de Dieu par laquelle la Toute-Puissance de Dieu se révèle le plus clairement (cf. 1 Jn 4, 8).

Maintenant, une caractéristique spécifique de l'éthique de Saint Thomas est qu'il met la compassion et la justice dans le cadre le plus proche possible l’une de l'autre. « La justice sans pitié est cruelle » dit Saint Thomas. Mais la « Miséricorde sans la Justice est mère de dissolution » — et, pourrait-on ajouter, donc cruelle tout aussi bien. Ce lien étroit entre la Justice et la Miséricorde n’est pas suffisamment évident dans la vie humaine. La raison n’est pas simplement parce que les gens sont souvent impitoyables. Au contraire, c’est beaucoup plus dû au caractère fini de l'existence humaine qui rend toutes les vertus de la vie de l'âme paraître séparées les unes des autres et leur pratique distincte tout autant. Cela vaut évidemment aussi pour les vertus de la justice et de charité ; le fait de les juxtaposer peut mettre en évidence ce fait de les séparer avec une clarté particulière si bien que la Justice et la Miséricorde peuvent parfois nous apparaître comme des intentions carrément opposées.

La situation est différente avec Dieu. « Le travail de la Justice Divine présuppose toujours l'œuvre de la Miséricorde et elle est fondé en elle » dit Saint Thomas. Donc, si Dieu est Miséricordieux, alors Il n’est pas en opposition avec la Justice. Parce qu’en Dieu, contrairement à l'homme, la Justice et la Miséricorde ne sont pas séparées les unes des autres selon leur essence bien que, selon nos moyens humains de les connaître, nous devons continuer à les distinguer par leur nom et donc parler d'elles avec des termes distincts . En bref, nous ne sommes pas capables saisir la Nature de Dieu dans son ensemble et dans Son Unité, mais toujours seulement à partir d'un certain point de vue fini. Nous reconnaissons que nous connaissons Dieu comme étant Amour, Omnipotent, Omniscient, Miséricordieux, et ainsi de suite, sans être capables d'imaginer adéquatement que tous ces attributs forment une unité indissociable parce qu'ils sont identiques à chacun selon leur essence. Cela signifie que nous avons une connaissance de Dieu que surmène notre imagination.

Cependant, il ne résulte pas de l'unité de la Justice et la Miséricorde chez Dieu que la Justice de Dieu est complètement dissoute dans sa Miséricorde. Par conséquent, la réparation requise par la Justice ne devient pas superflue à cause d’un résultat de sa Miséricorde. Cela revient à dire que le péché est à la fois une insulte à Dieu et une violation de l'ordre divin des choses. La Justice exige le rétablissement de l'ordre violé dans le pécheur lui-même aussi bien qu’à l'extérieur de lui. Cette restauration est effectuée par l'intermédiaire d'une pénalité qui ne contredit pas la charité mais qui jaillit de la charité. La pénalité est la manière par laquelle le pécheur éprouve le feu de l'amour divin.

Par conséquent Thomas ne comprend pas la Miséricorde Divine comme un sentiment ou une passion qui submerge Dieu. Elle n’est pas affective mais efficace à guérir les défauts des créatures et de les faire participer à Sa Perfection Divine. Par conséquent, la Rédemption qui est offerte par Dieu à cause de sa Miséricorde est encore un plus grand travail que Sa Création.

De ce fait, on peut tirer plus de conclusions et nous avons déjà mentionné les mots-clés essentiels nécessaires pour les avoir utilisés dans les termes Création et Rédemption. Nous comprenons seulement le drame de la vie humaine que si nous le comprenons par le début et les Fins Dernières de toutes choses. Par conséquent, c’est essentiel de noter que la Création et les Fins Dernières ne sont pas simplement des métaphores significatives importantes dans le but d'indiquer un certain sens mais ce sont des réalités authentiques.

Dieu a en effet créé le monde. L'ordre des choses, ainsi que la vie et l'esprit, ne se contentent pas d'une certaine manière d’« émerger » de la matière. L'ordre des choses est la Volonté de Dieu qui nous appelle — ensemble avec le cosmos tout entier — à être et à nous maintenir dans l'existence. Dieu en fait veut nous racheter parce que nous sommes en besoin du salut puisque nous sommes pris dans le péché. Mais le péché est dirigé contre l'ordre des choses et donc contre les conditions de notre propre existence. Le péché est totalement auto-destructeur ; nous sommes à peine capables d’imaginer la laideur réelle du péché. Nous ne pouvons que nous former une vague image de celui-ci lorsque l'on considère le prix payé par Jésus-Christ sur la Croix pour notre Salut.

Et finalement, il y aura un jugement final et —selon ce que nous savons de la Sainte Ecriture et de la Tradition — le purgatoire comme préparation pour le Ciel ou la damnation de ceux qui persistent dans leur refus de Dieu. Dieu, en nous donnant la vraie liberté, ne peut ni annuler les conséquences qui découlent de nos décisions, ni celles qui résultent de Ses Décisions. Le Salut, selon la devise « passer l'éponge » est donc une impossibilité logique ainsi qu’une moquerie de la raison et donc du Logos (Verbe).

Nous ne pouvons pas abandonner ou réduire ces vérités à de simples images qui peuvent être si attrayantes à nos émotions sans abandonner la foi. Car la foi ne concerne pas principalement les sentiments mais concerne la Vérité. Et quand il en vient aux émotions, comme dans une miséricorde de compassion, ça ne peut être qu’une question de façonner nos sentiments en accord avec l'ordre de la raison — et ce qui veut dire avec la Vérité.

La misère est une condition qu'une personne éprouve quand elle souffre contre sa volonté. Mais il existe des formes de misère — pour lesquelles le remède de la miséricorde est invoqué —qui, lorsque vues dans son tableau d'ensemble, ne sont pas possibles à enlever sans la production concomitante, peut-être d’une plus grande misère même — même si ce fait n’est pas évident sur-le-champ. Cependant, puisque toute souffrance est finalement toujours causée par une perturbation de l'ordre et que la perturbation de l'ordre est l'essence même de l'injustice, toute violation de la justice provoque toujours la misère, en affectant d'autres tout comme soi-même — bien que, encore une fois, cette corrélation passe inaperçue dans de nombreuses situations. Il y a donc des formes erronées de miséricorde qui se révèlent être des formes de cruauté en regardant de plus près.

Enfin, une chose qu’il ne faut pas oublier dans ce contexte : les œuvres de miséricorde comprennent les œuvres spirituelles d'enseignement à l'ignorant et la réprimande du pécheur qui, s’il y a négligence, augmente encore chez lui la misère.

Compte tenu de ce genre de misère qui ne peut être éliminée sans endommager la justice, la seule façon de sortir de ce dilemme est la suivante : l'acceptation par la personne même, qui n’a pas été volontaire à la souffrance que cette misère particulière provoque, de garder ses yeux fixés sur la Souffrance du Christ sur la Croix. Ce conseil peut sembler parfois insupportable, — comme ça l’est aussi à mes propres oreilles si je peux faire cette remarque personnelle. Néanmoins, c’est et ça reste le seul conseil que l'on peut donner pour la consolation de ceux aux prises dans des situations de ce genre. Parce que la vraie Justice n’est pas sans pitié et la vraie Miséricorde n’est pas sentimentale.

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